Associated Press et Agence France Presse : coopérative vs. établissement public "hybride" (8 avril 2025, n°2)
Dans cette note, sera abordée la notion de créancier résiduel. Dit autrement, qui est le propriétaire ? Ce qui revient à se demander qui récupère les profits... et qui endosse les pertes. Le cas pratique portera sur l'analyse de deux agences de presse.
A la fin de la Seconde guerre mondiale, l’Etat et la Fédération Nationale de la Presse Française ont la même vision de l’avenir de la presse : une presse plurielle et indépendante des “puissances d’argent”. Parmi les mesures prises à l’époque par le Gouvernement, on note la création de plusieurs institutions : la Société Nationale des Entreprises de Presse (1946), en charge de la dévolution des biens confisqués à la presse collaborationniste (pour l'essentiel, les rotatives) ; la loi Bichet (1947) pour la distribution de la presse ; et l’Agence France-Presse (1944).
Nous montrerons que les statuts de l’AFP sont en eux-mêmes un facteur d’instabilité qui ne facilitent pas la prise de décision. A l’opposé, une coopérative d’éditeurs, telle que Associated Press, ne présente pas les mêmes faiblesses. Cette brève analyse a pour but d’introduire la notion de créancier résiduel.
L’Agence France-Presse : un établissement public hybride
C’est par l’Ordonnance du 30 septembre 1944 que l’Agence France-Presse est officiellement créée. Son article 1er dispose que cette nouvelle entité, reprenant le réseau de collecte d’informations construit par Havas, est un “établissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière ayant pour objet de recueillir et de diffuser (…) tous éléments divers d’information et d ’exercer toutes activités connexes à cet objet.” L’agence attendra la définition de ses statuts par la loi n°57-32 du 10 janvier 1957.
Mais, dans celle-ci, rien ne sera défini sous l’angle de la propriété… et donc de la répartition des responsabilités en cas de pertes, sauf à considérer que c’est l’Etat qui, par le caractère public de l’établissement, en assume toutes les conséquences. Il apparaît en effet que l’absence de capital fait de l’AFP une structure atypique dans le monde des agences de presse. L’AFP est donc une “entreprise” sans actionnaires.
Jean Miot, PDG de l’AFP, entre 1996 et 1999 se plaisait à raconter que, lors d’un déjeuner parisien auquel Bill Gates avait été convié, ce dernier lui avait demandé quel était le montant du capital de l’AFP. Jean Miot lui avait répondu qu’il n’y en avait pas. Lorsqu’il rapportait cette anecdote, le président de l’AFP rajoutait qu’il était persuadé que Bill Gates ne l’avait pas cru car il était inconcevable pour Gates qu’une entreprise puisse exister sans capital.
En raison de cette spécificité statutaire de l’AFP, il est important de savoir qui endosse la responsabilité effective. Cette interrogation n’est pas propre à l’AFP et concerne de facto tout type d’organisation auquel on se réfère. La responsabilité effective soulève, sous un angle économique, le rôle du créancier résiduel. C’est ce dernier qui est le bénéficiaire du profit résiduel, une fois toutes les charges payées ou qui renfloue l’organisation en cas de pertes.
Le terme hybride a été évoqué ici pour faire référence aux organisations hybrides qui sont des organisations complexes intégrant à la fois des activités marchandes et non-marchandes (Cornforth, 2020). Nous reviendrons dans une autre note sur cette approche en termes d’organisations hybrides qui se distinguent cependant des organisations non-profitables. Ces concepts seront intéressants pour analyser des médias qui sont à la recherche d’un modèle d’affaires pérenne.
Nous allons ici comparer succinctement l’AFP à Associated Press (AP), une autre agence de presse mondialement connue qui présente des statuts différents Associated Press (AP).
Associated Press : une coopérative à but non lucratif
Créée en 1846, AP est une coopérative à but non lucratif. Cette entreprise privée a comme finalité de rendre un service à ses propriétaires qui en sont aussi les clients. L’objectif assigné à l’organisation a le mérite de la simplicité : l’efficacité dans la collecte et le traitement des informations. Contrairement aux entreprises privées traditionnelles, où les actionnaires souhaitent réaliser des profits afin d’obtenir des dividendes, une organisation à but non lucratif n’a pas cette vocation. Les clients savent que l’entreprise doit être à l’équilibre, modulo la rentabilité nécessaire pour financer les investissements. Ils ne vont donc pas chercher, par une forme de comportement de passager clandestin, à ne pas payer les tarifs des abonnements nécessaires à la viabilité de l’agence de presse. S’ils le faisaient, l’agence de presse ferait faillite. Ils seraient alors contraints d’engager des moyens humains et financiers en propre pour proposer à leurs lecteurs les informations initialement fournies par l’agence. Ce qu’ils ne pourraient pas faire. Les éditeurs savent en effet que les économies d’échelle sont importantes dans une activité économique de ce type. Il en ressort que chacun participe à l’équilibre financier de la structure.
La spécificité du modèle d’affaires de l’AFP
Contrairement à AP, l’organisation de l’AFP est plus complexe. Il s’agit en effet d’un établissement public dont la loi de 1957 précise que “(ses) ressources (…) sont constituées par le produit de la vente des documents et services d'information à ses clients, par la compensation financière par l'Etat des coûts nets générés par l'accomplissement de ses missions d'intérêt général, telles que définies aux articles 1er et 2 de la présente loi et par le revenu de ses biens.” Son modèle d’affaires repose sur un diptyque : l’AFP ne vit pas uniquement des revenus procurés par ses clients privés ; elle vit aussi des financements que l’Etat lui apporte en raison de la réalisation de missions d’intérêt général.
Théoriquement, l’Etat doit subventionner ces missions par le paiement d’abonnements. L’application de ce principe serait simple s’il était possible, comme cela était demandé par la loi, de distinguer les coûts correspondant aux objectifs spécifiques assignés par l’Etat à l’agence de presse de ceux supportés pour remplir les fonctions d’une agence de presse internationale.
Mais deux problèmes découlent de ce modèle :
d’une part, une agence de presse aux mains d’un Etat n’est pas nécessairement le garant d’une information objective dans le contexte d’après-guerre. L’intervention de l’Etat peut impliquer un parti-pris idéologique remettant en cause potentiellement l’objectivité des informations diffusées (comme l’Agence Tass en URSS). C’est pour cette raison que deux journalistes de centre-gauche ont créé en 1951 l’Agence Centrale de Presse en 1951 en adoptant un positionnement éditorial distinct de celui de l’AFP, particulièrement en termes de décolonisation ;
d’autre part, il n’est pas certain que la comptabilité permette de distinguer clairement les coûts engagés dans chacune des missions de l’Agence. De nombreux travaux en économie ont rappelé la situation d’asymétrie d’information dans laquelle se retrouve l’Etat par rapport à une firme régulée.
Dans le cadre des relations ternaires Etat/Presse/Poste - au sujet de la négociation des tarifs postaux avantageux dont bénéficie la presse quotidienne d’information politique et générale -, l’Etat avait contesté l’affectation des coûts proposés par La Poste pour justifier une subvention plus grande de la part de l’Etat (1).
La comptabilité est une construction qui n’est pas une science exacte. L’asymétrie d’information est alors à la source d’un problème d’aléa moral caractérisé par la difficulté pour l’Etat de mesurer précisément le montant de sa subvention et par l’incitation des éditeurs de demander à l’Etat d’accroître son financement.
L'importance de définir le créancier résiduel
On peut retenir que le rôle de créancier résiduel, clair dans le cas de AP, ne l’est absolument pas concernant l’AFP. En l’absence de droits de propriété clairement définis, il n’y a pas de créancier résiduel. Rappelons pour ceux qui n’auraient pas compris les enjeux : le propriétaire d’une structure est celui qui endosse les pertes (et les profits) quand il y en a et qui renfloue l’organisation quand elle est en situation de pertes.
Comment peut alors fonctionner une “entreprise sans propriétaires” comme l’AFP ? De façon évidente, c’est une structure qui doit équilibrer ses comptes par les recettes procurées par les clients. Contrairement à Associated Press, les clients de l’AFP ne sont pas uniquement des médias. Si tel avait été le cas, ils auraient été contraints (et ce, même en l’absence de droits de propriété bien définis) de s’assurer que la structure était économiquement viable en raison de l’importance du service proposé. Dans le cas de l’AFP, la recherche de l’équilibre était rendue plus délicate par la “confusion” des missions assignées par l’Etat. Il est certain que les éditeurs ne se sentent pas co-responsables des missions spécifiques déterminées par l’Etat. Ce n’est alors sans doute pas par hasard si l’Etat s’est retrouvé à la fin des années 60 à assurer 55% du chiffre d’affaires de l’Agence France-Presse.
La comparaison de ces deux agences montre que des responsabilités mal définies peuvent conduire à des problèmes de financement en présence d'organisations aussi hétérogènes que les journaux et l’Etat.
Patrick LE FLOCH, 08/04/2025, Institut d’Etudes Politiques de Rennes, LIRIS (EA n°7481), 25-002.
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(1) Dans son édition du 28 mars 2025, La Lettre A rapporte que le PDG de La Poste considère qu’une augmentation de 80% du tarif du postage serait nécessaire pour couvrir les pertes de 500 M€ supportées par son entreprise pour assurer la distribution de la presse d’information politique et générale. Nul doute que le nouveau round de négociations entre les trois entités sera tendu…
BIBLIOGRAPHIE
Pour un retour sur la notion d’organisation hybride :
CORNFORTH Chris (2020), “The governance of hybrid organizations”, Chap.13, in BILLIS D. & C. ROCHESTER (eds), A handbook of hybrid organizations, Cheltenham, Edward Elgar.
Pour une comparaison des liens agences de presse/Etat :
JUNTUNEN L. & H. NIEMINEN (2019), “The future of national news agencies in Europe - Case study 3 : the changing relationship between news agencies and the state”, London School of Economics and Political Science, Department of Media and Communications.
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